Rationalisme, complexité et systémique
La période des Lumières (XVIIème siécle), dans le cadre de la lutte contre l’obscurantisme religieux, a vu naître un projet scientifique, fondé sur le rationalisme, orienté vers une prise de pouvoir sur la nature. Ce dernier a notamment imposé un mode d’intelligence distribué par lequel nos systèmes organisationnels et techniques sont préférentiellement pilotés par l’extérieur.
Si la rationalité et ses nombreux principes associés sont à la base de notre modernité, elle a aussi, dans le même temps, déséquilibré notre rapport au monde en nous poussant vers la démesure. La rationalité est devenue irrationnelle.
Aujourd’hui, comme nous l’explique Edgar Morin, dans son livre La méthode – Les idées (Cf. Bibliographie Générale), le cadre indépassable n’est plus la religion, mais le rationalisme : « issue de la société, enracinée dans la société, la science s’imposait de plus en plus, dans et sur la société, qui s’imposait de plus en plus dans et sur elle. Elle détermine la réalité, la vérité et la certitude au sein des civilisations techniciennes, tout en subissant par ailleurs les réalités, vérités ou certitudes de cette civilisation ». Sous l’impulsion du projet des Lumières, la raison étayée par la science est donc progressivement devenue le nouveau point de référence absolu, le nouveau maître de notre esprit. Elle a imposé, par la force de modèles nécessairement incomplets, une perception abstraite du monde. L’adhésion inconditionnelle au paradigme rationaliste, nous dit E. Morin, revient en fait à jeter dans l’ombre toute une part possible du réel et à méconnaître le caractère incomplet, socio-dépendant et sclérosant de la prétendue nouvelle « vérité objective » émanant de l’approche cartésienne, mère de la tradition scientifique rationaliste. Ce même rationalisme qui, pour mieux comprendre la « mécanique » du monde, à une époque où l’on pensait le réel comme un immense automate, a prétendu pouvoir l’appréhender à partir de parties indépendantes les unes des autres. Ce faisant, on a oublié l’essentiel, c’est-à-dire les liens d’interdépendance entre l’ensemble du vivant. On a pu ainsi, en dépit de toutes les évidences, considérer l’homme comme distinct d’une nature dont il pouvait prendre possession.
Cette approche dite positiviste[1] donne aussi un pouvoir important aux experts, c’est-à-dire aux tenants du savoir « légitime ». Elle justifie, voire renforce, la vision d’un monde gouverné de façon pyramidale, avec haut ceux qui savent et en bas ceux qui font. Elle a laissé croire à l’homme se vivant comme « Tout-Puissant d’un monde dont il se pose comme séparé » qu’il était en capacité d’imposer l’ordre des choses par la seule force de sa raison. Cette raison close, comme la nomme Edgar Morin, est en effet trop simplificatrice, pour prétendre affronter la complexité propre au réel. Le réel n’est pas dual, il ne répond pas aux logiques d’intériorité et d’extériorité aveugles aux liens d’interdépendance. Il est « un ». Par ailleurs nous dit Hannah Arendt, dans La condition de l’homme moderne (Cf. Bibliographie Générale), l’improbable se manifeste régulièrement au sein des événements constitutifs du réel et des affaires humaines. En évacuant l’improbable de nos considérations rationalistes et en cessant de voir le réel commun un tout, « la raison et le réel ont divorcé ». Pour mettre fin à ce divorce la science doit désormais se défaire de sa prétention par trop rationnelle et composer avec la relativité, l’incertitude et le hasard.
Aujourd’hui, nous avons pris conscience que nous faisons partie d’un “tout” incommensurablement complexe mû par une dynamique endogène dont nous pouvons au mieux comprendre et accompagner les changements, mais en aucun cas les diriger au sens absolu du terme. Nous devons prendre, vis-à-vis de cette réalité une posture d’humilité qui tranche à notre volonté de toute puissance dont la quête sans fin de performance est l’expression.
Dans ce contexte, le nouvel impératif est désormais de sortir de nos approches en silo et d’évoluer vers une approche systémique de notre réalité où chaque objet, chaque projet, restera aussi pensé dans ses relations avec le “tout”. Il s’agit de garder en permanence à l’esprit une formule chère à Edgar Morin « distinguer pour mieux relier »
[1] Pour les tenants de l’approche positiviste, il existe une réalité « ontologique » indépendante de l’observateur qu’il appartient à la science de découvrir pour décrire le réel de façon objective. Le positivisme prétend donc tendre vers une forme de vérité absolue qu’il convient de révéler, grâce à laquelle on pourrait comprendre la nature… et donc la dominer.