Démocratie et citoyenneté

Dans une société démocratique où le pouvoir politique est (normalement) détenu par le peuple, au sens le plus large du terme1, le premier rôle des instances de gouvernance publique est de poser le cadre à partir duquel une société, composée de groupes aux intérêts divergents, sera le mieux à même de réaliser son projet collectif en s’appuyant sur les modes démocratiques.

 

En effet, nous indique John Dewey, dans Le public et ses problèmes (cf. Bibliographie générale), un état est aussi « une forme d’organisation seconde et dérivée destinée spécifiquement à réglementer les relations entre les groupes afin que tous puissent bénéficier des biens utiles et des nouvelles opportunités et que les dommages qu’ils font subir aux uns et aux autres soient limités et compensés ». Pour lui, la conduite démocratique d’un état n’est pas une affaire d’expert. Elle renvoie à l’impératif de développement de l’intelligence collective en situation par laquelle les groupes de citoyens pourront s’accorder pour répondre au plus juste des exigences de chaque situation. Cet impératif se pose aujourd’hui de façon particulièrement aiguë, car nous avons à faire face à une crise systémique engendrée par notre modèle de développement. Il nous incombe collectivement de trouver un chemin, le plus juste possible, vers une société plus durable « répondant à nos besoins sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ». 

Jusqu’alors, dans notre démocratie représentative, les citoyens, leur devoir civique rempli, se bornaient à être de simples spectateurs des décisions prises par ceux à qui ils avaient donné les clefs pour la durée d’un mandat. Cela a contribué, dans notre société de plus en plus individualiste, à enfermer les citoyens dans une forme d’indifférence et de passivité vis-à-vis de la conduite des affaires du pays. Les règles de la démocratie représentative ont eu effectivement tendance à déresponsabiliser des citoyens dont la contribution démocratique se résume à la désignation de représentants lors des périodes électorales. Mais, plus grave encore, le mode représentatif, en réduisant au minimum la participation des citoyens aux affaires publiques, a contribué affaiblir des compétences civiques du peuple et d’une certaine façon à l’aliéner à des politiques et une administration omniprésente. En fait, notre mode de vie nous a enfermés dans une posture de servilité et d’aliénation vis-à-vis du pouvoir impropre à une réelle démocratie ; une situation pas si nouvelle puisque Rousseau, en son temps, la dénonçait déjà dans Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes : «  le peuple, déjà accoutumé à la dépendance, au repos et aux commodités de la vie, et déjà hors d’état de briser ses fers, consentit à laisser augmenter sa servitude pour affermir sa tranquillité et c’est ainsi que les chefs devenus héréditaires s’accoutumèrent à regarder leur magistrature comme un bien de famille, à se regarder eux-mêmes comme les propriétaires de l’État dont ils n’étaient d’abord que les officiers, à appeler leurs concitoyens leurs esclaves, à les compter comme du bétail au nombre des choses qui leur appartenaient et à s’appeler eux-mêmes égaux aux dieux et rois des rois. »

Aujourd’hui, la citoyenneté ne peut plus se réduire à l’exercice du droit de vote ou à la participation à des corps intermédiaires traditionnels, Églises, partis politiques, syndicats ou des consultations en ligne, ateliers ou conférences de citoyens lancés dans le cadre de la participation citoyenne. Elle doit aussi se fonder sur un désir général de contribution autour de causes concrètes tournées vers la construction du monde à venir. Son chemin ne devra ni ne pourra être tracé par un grand programme, ou une grande idéologie, portée par une minorité prétendument “éclairée”. Il sera la résultante d’un long processus d’exploration systémique et de coconstruction, tourné vers un autre modèle aux contours incertains où chaque pas va orienter l’autre. Cette exploration des différents possibles, pour être efficace, devra se faire dans un cadre le plus démocratique possible, au travers de la mobilisation de l’ensemble des acteurs individuels (les citoyens) et collectifs (entreprises, collectivités publiques, associations …). Pour cela, il faut non seulement redonner aux acteurs sociaux un vrai rôle dans le débat public (démocratie délibérative), mais aussi redonner à ces mêmes acteurs le pouvoir « de faire », le pouvoir « pour », en les invitant à agir de façon auto organisée à leur juste niveau (et donc notamment au niveau local). On ne transformera pas efficacement notre société par la seule action d’un état réformé conduit par des dirigeants éclairés agissant au plus près des intérêts/désirs des citoyens, mais par l’action conjointe d’un état réformé et de l’ensemble des acteurs sociaux. Cette seconde approche, bien qu’inconfortable est bien plus puissante (car elle en appelle aux initiatives et la créativité de tous dans un nouveau cadre collectivement défini et dont l’état doit être le garant) et bien mieux adaptés aux principes/enjeux de la conduite du changement : les décisions les plus justes se prennent nécessairement au plus près du terrain, dans le cadre d’un intérêt collectif bien compris, avec les contributions de toutes les parties prenantes. C’est “dans” et “au travers” de l’action collective que ces solutions s’éprouvent et se transforment … et donc que la société se transforme. Mais notre démocratie devra aussi se (re)penser dans le cadre d’un contrat social élargi à l’ensemble des éléments de la nature, c’est-à-dire à l’ensemble du vivant non humain auquel notre existence est liée. Après nous être longtemps vécu comme séparé d’une nature dont nous sommes pourtant solidaires, nous nous devons aujourd’hui, d’inventer de nouvelles formes de vivre ensemble respectueuses de toutes le formes du vivant si nous voulons pouvoir relever le défi écologique. 

Le philosophe, Michel Serres, au travers de son livre, Le contrat naturel (cf. Bibliographie générale), fut l’un des premiers à se questionner sur la possibilité de faire de la nature un sujet de droit pour mieux reconnaitre les liens d’interdépendance qui nous unissent. Il a appelé, au travers de ce plaidoyer, à l’établissement d’un contrat naturel qui serait « le fondement d’un droit nouveau, d’une symbiose vitale, qui termine par un pacte la guerre que nous menons avec la nature » et définirait les droits et devoirs de l’humanité vis-à-vis d’une nature dotée d’une dignité juridique. C’est en fait à un nouveau contrat social élargi à la nature auquel Michel Serres nous avait conviés puisqu’il faisait tout à la fois état de la nécessité de pactiser entre nous pour sauvegarder la planète et de faire alliance avec l’ensemble du vivant pour nous sauver.

(Crédit Images – Open IA – sous licence Creative Commons Attribution 4.0 (CC BY 4.0) )

 

1 Selon Pierre Rosanvallon, « Dans la démocratie, le peuple n’a plus de forme : il devient positivement nombre, c’est-à-dire force composée d’égaux, d’individualités purement équivalentes sous le règne de la loi. C’est ce qu’exprime à sa façon radicale le suffrage universel. Avec lui, la société n’est plus constituée que de voix identiques, totalement substituables, réduites dans le moment fondateur du vote à des unités de compte qui s’amassent dans l’urne. » (Citation extraite de la leçon inaugurale prononcée lors des 26e Rencontres de Pétrarque en 2011, organisées sur le thème : le peuple a-t-il un avenir ?)

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